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Yves Morieux (SKEMA 1983) : comprendre la complexité pour réussir la transformation

23 juillet 2025 Interview

Senior Partner Emeritus du Boston Consulting Group (BCG) et spécialiste des dynamiques de transformation en entreprise, Yves Morieux explore les raisons profondes de l'échec fréquent des transformations organisationnelles. Pour lui, l’enjeu est de rejeter les méthodologies prêtes à l’emploi, et de repenser la manière dont les entreprises définissent leurs problèmes et mobilisent leurs ressources.

Pourriez-vous nous expliquer votre vision de la transformation des entreprises et pourquoi ce sujet vous semble si crucial aujourd’hui ?

 

La transformation des entreprises est au cœur des débats stratégiques parce que les organisations sont confrontées à des niveaux sans précédent de complexité, que ce soit à cause de la digitalisation, des enjeux climatiques ou de l’évolution des attentes des parties prenantes. Cependant, ce qui me frappe dans ma carrière, c’est l’échec répété des tentatives de transformation. Selon des études menées par les observateurs ou cabinets de référence (Kotter en 1991, McKinsey en 2006 ou le BCG en 2016), entre 60 % et 80 % des transformations n’atteignent pas leurs objectifs. Cela révèle un écueil fondamental : les entreprises ne comprennent pas toujours la nature des problèmes qu’elles cherchent à résoudre. La transformation ne peut pas être réduite à une série d’étapes ou de frameworks standardisés. Elle requiert une compréhension fine des enjeux propres à chaque organisation, et c’est là que se situe le véritable défi.

 

 

Vous expliquez que les entreprises ressentent souvent un blocage ou une saturation face à leurs défis actuels, ce qui les pousse à évoluer. La frustration est-elle un moteur de la transformation ?

 

La transformation, le changement sont la conséquence d’un sentiment d’impuissance et d’asphyxie. Cela se produit lorsque les entreprises se sentent impuissantes à atteindre leurs objectifs de croissance, d’innovation, de productivité ou de sûreté. Cette impuissance peut découler, en même temps, de couches de solutions accumulées au fil des années, mais souvent inefficaces ou même contreproductives. Cette double contrainte pousse l’organisation à percevoir qu’elle est engagée dans une voie sans issue. C’est là qu’intervient une transformation, souvent engendrée par une crise : un produit défaillant, une perte de confiance des actionnaires, une menace concurrentielle ou encore des enjeux globaux comme le dérèglement climatique. Ce sont ces crises qui révèlent l’urgence de changer. On ne peut pas ignorer une crise. Par définition, elle oblige à réagir. Cependant, il faut aussi éviter les fausses pistes. Par exemple, la décroissance ou les modèles sans hiérarchie. Ces approches sont, selon moi, des aberrations. L’engagement et la prise de risques nécessaires à la transformation doivent s’appuyer sur des objectifs clairs et ambitieux, souvent liés à une forme de croissance, qu’elle soit économique, sociale ou environnementale. Sans cela, mobiliser les équipes devient impossible.

 

 

«  La complexité n’est pas un problème en soi, c’est la façon dont on la gère qui pose problème. »

 

Vous soulignez que la transformation commence par une bonne définition du problème. Pourquoi cela peut-il représenter une étape si difficile pour les entreprises ?

 

Trop souvent, les entreprises traitent la définition du problème comme une formalité. On appelle cela une « phase zéro » ou un « Smart Start », des termes qui minimisent l’importance de cette étape. Mais, comme le disait Gaston Bachelard (ndlr : philosophe français de la première moitié du XXe siècle), « rien n’est donné, tout est construit ». La définition du problème est un acte de construction intellectuelle, et c’est là que tout commence. Un opérateur ferroviaire souhaitait réduire le temps consacré au reporting, notamment grâce aux technologies numériques. L’analyse a montré que 80 % de ce reporting consistait, directement ou indirectement, à traiter le retard des trains. Le vrai problème n’était donc pas « Comment le numérique peut-il alléger le reporting », mais « Comment mettre les trains à l’heure ». Tâche plus complexe, mais aussi plus motivante pour tous – et finalement réussie. Quand les trains arrivent à temps, on passe moins de temps à traiter les trains en retard – et on crée plus de valeur pour les clients et les équipes. Définir un problème n’est pas un exercice simple. Cela exige une analyse transversale, car les problèmes de transformation touchent plusieurs fonctions : finance, ressources humaines, production, marketing, etc.

 

 

Dans vos expériences, avez-vous observé des transformations qui ont réellement su tirer parti des ressources internes ?

 

C’est l’une des clés du succès. Les solutions les plus pertinentes émergent souvent de la strate opérationnelle. Ce sont les équipes sur le terrain, celles qui travaillent directement avec les produits, les clients ou les processus, qui détiennent les informations les plus précieuses. Pour exploiter ces ressources internes, il faut cependant que la gouvernance facilite cette remontée d’informations. Les dirigeants doivent valoriser ces apports et s’assurer qu’ils alimentent réellement la prise de décision. Trop souvent, les ressources internes sont sous-utilisées parce que les processus de décision restent trop cloisonnés.

 

 

« 60 à 80 % des transformations échouent parce qu’on se focalise sur la méthode plutôt que sur le problème. »

 

Vous prenez l’exemple du sociologue Bruno Latour qui insiste sur l’importance de la description analytique. L’intelligence artificielle (IA) peut-elle renforcer ou affaiblir cette capacité d’analyse dans le cadre des transformations organisationnelles ?

 

C’est une question clé, car l’IA est une ressource ambivalente. D’un côté, elle a le potentiel d’accélérer les processus analytiques en traitant des données rapidement. Mais en réalité, ce que je constate, c’est que l’on utilise souvent l’IA comme un raccourci qui affaiblit la rigueur analytique. Prenez l’exemple de ChatGPT : avant, les professionnels passaient des semaines à analyser des entretiens, à en extraire les enseignements et à les structurer. Aujourd’hui, en quelques heures, ChatGPT peut générer une synthèse et des présentations prêtes à l’emploi. Le problème, c’est que cette rapidité se fait au détriment de l’observation et de la compréhension fine. Bruno Latour, professeur à Sciences Po, demandait à ses étudiants d’observer les stations de métro avec minutie : combien de temps une rame s’arrête, quelle est la luminosité en lux, ou encore la vitesse des tourniquets. Ce type de description détaillée permet de comprendre réellement les comportements. Si on n’apprend pas à observer on ne saura quel prompt donner à une IA. Ce que nous perdrions, c’est la capacité à interroger et à interpréter les données avec profondeur, ce que j’appelle la « corruption » des outils technologiques.

 

Vous dites que la complexité est devenue un défi majeur pour les entreprises. Comment peuvent-elles y faire face sans tomber dans une simplification hâtive ?

 

La complexité est une réalité incontournable. Tenter de la nier ou de la contourner par le simplisme est une erreur. Il faut une approche de « simplification intelligente ». Ne pas ajouter des structures ou procédures pour chaque nouvel enjeu, mais améliorer les interactions entre les entités existantes. Ce qui permet aussi de supprimer tout ce qui complique. Au lieu de multiplier les outils de reporting ou les approbations hiérarchiques, les entreprises doivent renforcer la coopération transversale. Cela passe par une meilleure circulation des informations et une responsabilisation accrue des équipes. Savoir faire face à la complexité est une source d’avantage compétitif, grâce à un écosystème où chaque partie contribue à l’ensemble.

 

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